Non classé, Série

Chapitre 1

Cher journal,

C’est vraiment stupide de commencer un journal intime à 43 ans. A quoi ça sert ? Pourquoi ? Pour qui ? J’ai la sensation qu’il ne faut pas que je me pose de questions. Si j’ai choisi ce changement de vie, cette sorte d’isolement, c’est pour me reconnecter à ce que je suis vraiment. Alors j’écoute celle que je suis, qui m’a dictée, hier, d’acheter ce joli carnet à spirale bleu et or, aux pages blanches qui ne demandent qu’à être remplies.

Qu’écrit-on sur un journal ? A qui s’adresse-t-on ? Comment procède-t-on ? Je n’en ai aucune idée. Je suis là, devant le camping-car, assise à ma table avec un gros gilet en laine, un stylo et un carnet. Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comme doivent se passer mes journées, ce que je vais faire de cette vie, mais aujourd’hui, là maintenant, je suis assise dehors et je regarde les feuilles tomber des arbres sous le vent frais de novembre.

Et je n’ai pas froid. Aussi dingue que cela puisse paraître, moi qui ai toujours eu besoin de couettes épaisses et de couvertures chaudes, qui me pelotonnais sous un plaid au moindre début de fraîcheur et qui ressortais la doudoune en-dessous de 15 degrés, aujourd’hui je suis assise dehors un jour gris de novembre avec un simple gilet et je n’ai pas froid.

J’imagine les mères de famille à leur travail, les enfants à l’école, les gens pressés dans le métro, les TER bondés, les machines à café, les réunions et les boîtes à lunch pour le repas de midi. Et je suis encore toute étonnée de me trouver là, dans ce petit coin de pré, seule et sans aucune contrainte.

Que vais-je faire de cette vie ? Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que j’en attends ? Pendant combien de temps ? Je ne sais pas. Ça m’a pris un jour, comme ça, je devais m’isoler, partir, fuir peut-être ? Me retrouver.
Et ça a été tellement facile… Quelques recherches, l’achat du camping-car, et ce coin dont je n’aurais osé rêver. Juste un bout de pré, les grands arbres et la rivière juste derrière. Aucun autre bruit que celui du chien de la ferme voisine, le tracteur dans le champ et l’église du village, au loin, qui m’indique les heures. Je pourrais même me passer de ma montre.

Deux jours que je suis là. Deux jours et je me pose seulement. J’ouvre enfin les yeux, ce matin, après m’être installée, avoir enfin compris comment déplier et replier la table du camping-car, installé les quelques affaires que j’ai emportées. Ça me fait bizarre de n’avoir presque plus rien. J’avais une famille et une grande maison avec des meubles, un dressing plein à craquer, des dizaines de paires de chaussures, des cartons de livres, de vaisselle, de draps et de serviettes. Puis j’ai déménagé, seule, dans un appartement il y a un an et demi. Et aujourd’hui, j’ai emporté deux grosses valises et trois cartons. Rien de plus.

J’ai laissé tout le reste dans l’appartement à vendre, en attente. Il faut que je donne, que je jette, que je vende, je ne sais même pas. Je n’ai même pas envie de m’en occuper, j’aurais aimé tout laisser en plan et filer comme une voleuse. Mais j’ai beau vouloir quitter ce monde, il faut bien régler les affaires. Comme ça me saoule. Vendre l’appartement, recevoir des coups de téléphone de l’agence, me débarrasser des choses. C’est compliqué finalement, de se débarrasser des affaires. Quoi en faire ? J’ai commencé à essayer de vendre quelques objets, quelques fringues, mais c’est pénible. Je crois que je vais tout mettre dans un camion et amener les cartons à une association d’aide aux personnes, sans rien trier. Ils vont bien tout prendre…

Enfin peu importe, pour l’instant l’essentiel est là : je l’ai fait. I did it !!! C’est dingue, je ne pensais pas en être capable. Je voulais m’isoler, partir, et me voilà ici dans ce pré, toute seule. Quel kiffe !
Bon ok, je ne suis pas très loin de la ville, je ne me suis pas beaucoup éloignée, j’ai préféré rester ici pour qu’Alex puisse venir me voir. Il y a un lit pour lui, ici. J’espère que ça lui plaira. J’espère qu’il comprendra. J’espère qu’il ne m’en voudra pas.

Encore une semaine à tout préparer avant son premier week-end ici. Je réfléchis à ce que je vais lui dire. Comment lui expliquer ? Est-ce que c’est nécessaire, d’ailleurs ?

Tiens, j’entends Émile qui rentre à la ferme. Je ne sais même pas comment il s’appelle, en vrai, mais je l’appelle Émile, ça me fait rire, c’est un prénom d’agriculteur Émile non ? Il me loue son bout de pré, derrière sa ferme. Je ne suis pas vraiment seule au monde ici, il y a Émile et sa femme. Je ne l’ai jamais vue elle, je me demande bien comment elle est et pourquoi elle ne se montre pas. Enfin je m’en fous, ça m’arrange, j’ai pas envie de parler aux gens.
Si je suis ici c’est pour fuir le monde, pas pour faire la conversation avec mes voisins. J’aurais bien aimé un coin totalement perdu dans la forêt mais voilà, c’est ici que j’ai trouvé. C’est drôle, on ne trouve rien quand on tape « clairière paumée dans la forêt où poser un camping car » sur le bon coin. Je ne suis pas aussi isolée que je l’aurais souhaité, mais pour l’instant ça me va, mon petit coin perdu, rien qu’à moi. Entre les grands arbres, le haut mur de la ferme et la rivière derrière, je suis presque seule au monde.