souffrance

Survivre

Je regarde mes collègues aller à leur séance de yoga.

Je regarde par la fenêtre et je vois un beau ciel bleu. Un peu froid, pas de vent, pas de pluie… temps idéal pour aller courir.

Je vois les mails du boulot qui arrivent, mon cerveau ne comprend pas, ne lit pas. Je n’y suis pas.

Je vois les gens vivre, s’affairer, et moi, effarée, je me sens tellement décalée. Dépassée par l’urgence immédiate de l’enchaînement des tâches, dépassée par les obligations sociales, les mails, les messages instantanés, le passage incessant de collègues à qui il faut dire bonjour, faire la conversation…

Je reste assise à mon bureau devant mon ordinateur, alors que mon corps tout entier voudrait être ailleurs. Je voudrais être en forêt, en pleine nature, sur un chemin, avec comme seule contrainte l’heure de la nuit qui tombe, l’heure de la lune qui se lève. Pas de montre, pas de téléphone, et seulement le bruit du vent dans les arbres.

Papy est mort.

Cette nuit, papy est mort. Dans son sommeil, sans souffrance, parce que la vie l’avait fatigué. Jamais malade, juste fatigué.

Il y a deux nuits, il est venu me dire au-revoir dans un rêve. Je l’ai serré dans mes bras, je lui ai fait mes adieux. Je savais que c’était la fin.

Ce matin, le téléphone a sonné à 7h48.

Papy est mort.

Papy est mort aujourd’hui, et moi je suis au travail.

Hébétée par la vie si bruyante, les urgences qui n’en sont pas, la vie moderne qui m’impose d’être aujourd’hui comme tous les autres jours, aussi performante, aussi enjouée, aussi efficace.
Cette vie moderne stupide qui m’impose des manèges de foire sous mes fenêtres, du shopping les jours de soldes, des points de fidélité sur des cartes invisibles et du bavardage sur des sujets sans intérêt.

Ce matin, j’ai écrit une liste de choses à faire sur un papier. Juste pour faire quelque chose, juste pour faire semblant d’être occupée, juste comme ça. Je n’ai pas besoin de cette liste, je n’écris jamais de liste.
Ce matin, j’avais un compte-rendu à relire et je l’ai relu 17 fois sans rien comprendre.
Ce matin, ma collègue m’a raconté son mercredi et je pensais à la mort de papy.
Ce matin, j’ai engueulé la radio de la voiture parce qu’il n’y passait que de la pub.
Ce matin, j’ai roulé à 90 sur l’autoroute derrière un camion parce que papa m’annonçait la mort de papy.
Ce matin, j’ai pensé au joli concert de piano que je vais voir vendredi soir prochain, et j’ai eu la faiblesse d’espérer que je ne devrai pas choisir entre le concert et l’enterrement de papy. Et je m’en suis voulu. Il y aura d’autres concerts…
Ce matin, j’ai cherché un moment de solitude et même aux toilettes il y avait du monde.
Ce matin, j’ai pensé à mon papa qui n’a plus son papa. Ni sa maman. Et j’ai pensé qu’un jour je n’aurai plus mon papa ni ma maman. Et je me suis sentie vieille.
Ce matin, je me suis demandée si j’emmènerai mes enfants à l’enterrement de papy.
Ce matin, j’ai réalisé que mes garçons ne sauraient que vendredi quand je vais les retrouver. Parce que je n’ai pas envie de contacter leur père pour le leur dire, et que j’ai envie de gérer leurs questions, leur tristesse.

Bref, ce matin, j’étais au travail, et papy est mort.

Et je trouve cette vie tellement stupide, qu’on ne puisse pas s’arrêter une journée, deux journées, sans déposer des dossiers, des papiers, des demandes, juste pour se recueillir, juste pour être seul, juste pour réfléchir.